7.
Lark dormait profondément lorsque l’avion atterrit à La Nouvelle-Orléans. À son réveil, les passagers étaient déjà en train de débarquer. L’hôtesse était penchée au-dessus de lui, tenant son imperméable plié sur son bras gracile. Il se sentit un peu gêné, comme pris en défaut, et se leva précipitamment.
Il avait un mal de tête terrible et mourait de faim. Soudain, la mystérieuse histoire de Rowan Mayfair et de son étrange progéniture lui revint à l’esprit. Comment un esprit aussi rationnel que le sien pourrait-il expliquer un tel phénomène ? Quelle heure était-il ? 8 heures du matin, soit 6 heures à San Francisco.
Il aperçut tout de suite l’homme aux cheveux blancs qui l’attendait et, avant même qu’il ne se présente, il sut que c’était Lightner. Un vieux type de belle prestance, costume gris et tout le reste.
— Docteur Larkin, il y a eu un problème dans la famille. Ni Ryan Mayfair ni Pierce n’ont pu venir. Je vais vous conduire à votre hôtel, si vous le voulez bien. Ryan vous contactera dès qu’il le pourra.
La même élégance très britannique qu’il avait tant appréciée au téléphone.
— Je suis heureux de vous rencontrer, monsieur Lightner. Mais je tiens à vous prévenir que j’ai eu des démêlés avec l’un de vos collègues, à San Francisco. C’était franchement désagréable.
Lightner était surpris. Les deux hommes traversèrent le hall. L’Anglais avait un air grave et préoccupé.
— Je me demande qui c’était, dit-il, sans cacher son inquiétude.
Il avait l’air fatigué, comme s’il avait passé une nuit blanche.
Lark se sentait mieux, son mal de tête s’était presque dissipé. Il songea avec plaisir à une tasse de café accompagnée de pains au lait, à un dîner au Commandées Palace et, peut-être, à une petite sieste dans l’après-midi. Soudain, il repensa aux spécimens et à Rowan. Ce sentiment gênant d’exaltation revint, mêlé à l’impression d’être impliqué dans quelque chose de malsain, de mauvais.
— Notre hôtel est à quelques pâtés de maisons du Commander’s Palace, dit Lightner. Nous pouvons vous y emmener ce soir. Peut-être pourrons-nous persuader Michael de nous accompagner ? Il s’est produit… un événement fâcheux dans la famille de Ryan. Sinon, il serait venu en personne. Et ce collègue dont vous m’avez parlé ? Pouvez-vous me dire ce qui s’est passé ? Avez-vous des bagages ?
— Non, juste cette petite valise. Je ne reste qu’une nuit.
Comme la plupart des chirurgiens, Lark aimait se lever de bonne heure. À San Francisco, il serait déjà en salle d’opération. À chaque pas qu’il faisait, il se sentait en meilleure forme.
Ils se dirigeaient vers la lumière aveuglante du dehors et la file de taxis et de limousines stationnant derrière les portes vitrées. Il ne faisait pas froid, ici, par rapport à San Francisco. Et la lumière était vraiment différente. C’était agréable.
— Votre collègue a dit s’appeler Erich Stolov, dit Lark. Il voulait savoir où se trouvaient les spécimens.
— Ah bon ? dit Lightner en fronçant les sourcils.
Il fit un geste vers la gauche pour désigner une longue Lincoln grise aux vitres fumées. Lark monta dans la voiture, s’assit sur le velours gris et allongea confortablement les jambes. Lightner prit place à côté de lui et la voiture démarra immédiatement. Se retrouver à l’abri du vacarme de l’aéroport et du soleil matinal procura à Lark un réel bien-être.
— Que vous a dit Erich ? demanda Lightner sur un ton volontairement dégagé.
Lark ne fut pas dupe.
— Il s’est mis en travers de mon chemin et m’a demandé où étaient les spécimens. Il s’est montré agressif et grossier. Pensez-vous qu’il voulait m’intimider ?
— Vous lui avez dit ce qu’il voulait savoir ?
— Bien sûr que non. D’autant que Rowan Mayfair m’a demandé de garder le secret. Je suis ici parce que vous m’avez promis des informations et que la famille m’a prié de venir. De plus, je ne suis pas en mesure de remettre les spécimens à qui que ce soit. Les personnes à qui je les ai transmis ne me les rendraient certainement pas. Rowan a été catégorique. Elle voulait les faire analyser en secret dans un endroit précis.
— Au Keplinger Institute, dit Lightner comme s’il venait de le lire sur le front de Lark. Mitch Flanagan, le génie de la génétique, l’homme avec qui travaillait Rowan avant qu’elle n’abandonne la recherche.
Lark ne parla pas tout de suite. La voiture glissait sans bruit sur la route. Les groupes d’immeubles étaient de plus en plus serrés.
— Si vous êtes au courant, pourquoi ce type m’a-t-il intercepté de cette façon ? Au fait, comment savez-vous tout ça ? Et qui êtes-vous ?
Lightner regardait ailleurs, triste, ennuyé.
— Je vous ai dit qu’un événement avait retenu la famille, n’est-ce pas ?
— Oui, et je suis navré de ne pas m’y être davantage intéressé. Mais ce type m’a vraiment mis en colère.
— Je sais, dit Lightner avec gentillesse. Je comprends. Il n’aurait pas dû se comporter de cette façon. Je vais appeler la maison mère de Londres pour savoir ce qui s’est passé. Ou plutôt, je vais m’assurer que cela ne se reproduise plus.
Une lueur de mauvaise humeur brilla un instant dans ses yeux. Très furtivement. Il se mit à sourire.
— Je vous en remercie, dit Lark. Comment êtes-vous au courant pour Mitch Flanagan et le Keplinger Institute ?
— Disons que j’ai deviné.
Lightner semblait très troublé malgré son expression sereine et sa voix trahissait une grande lassitude.
— Et ce problème familial dont vous m’avez parlé ?
— Je ne connais pas encore les détails. Je sais juste que Pierce et Ryan Mayfair ont dû se rendre d’urgence à Destin, en Floride, tôt ce matin. Je crois que quelque chose est arrivé à Gifford, la femme de Ryan. Mais je n’en suis pas certain.
— Cet Erich Stolov, vous travaillez avec lui ?
— Pas directement. Il est venu ici il y a deux mois. Il représente la nouvelle génération du Talamasca. Je vais me renseigner à propos de son comportement. La maison mère ignore que les spécimens sont au Keplinger Institute. Si les jeunes membres de notre ordre sont aussi zélés pour lire les dossiers que pour le travail sur le terrain, ils ont peut-être deviné eux aussi.
— De quels dossiers parlez-vous ?
— Oh, c’est une bien longue histoire ! Et ce n’est pas particulièrement facile à raconter Je comprends votre réticence à parler des spécimens. À votre place, je n’en parlerais pas du tout.
— A-t-on des nouvelles de Rowan ?
— Aucune. Nous avons juste la confirmation qu’elle est allée à Donnelaith, en Ecosse, avec son compagnon.
— Donnelaith ? J’ai parcouru les Highlands en long et en large pour chasser et pêcher et je n’ai jamais entendu parler de Donnelaith.
— C’est un village en ruine qui grouille d’archéologues en ce moment. Une auberge accueille les touristes et les universitaires. Rowan y a été vue il y a environ quatre semaines.
— Ce ne sont pas des nouvelles récentes. Son compagnon, à quoi ressemble-t-il ?
Le visage de Lightner s’assombrit. Fatigue ou amertume ? Impossible à dire.
— Vous en savez probablement plus que moi sur lui. Rowan vous a envoyé des radios, des électroencéphalogrammes et toutes sortes d’éléments. Vous a-t-elle envoyé une photo ?
— Non. Mais qui êtes-vous ?
— Vous savez, docteur Larkin, pour être franc, je me pose la même question depuis quelque temps. J’essaie d’être un peu plus honnête envers moi-même. Il se passe des choses troublantes. La Nouvelle-Orléans ensorcelle les gens. Les Mayfair aussi. Pour les tests, j’ai lu dans vos pensées.
Lark se mit à rire. Lightner avait parlé avec une gentillesse et une philosophie qui le rendaient très sympathique.
Lightner sourit et regarda dehors. Le chauffeur n’était qu’une forme sombre derrière la glace de séparation teintée.
Lark s’aperçut que la voiture était fort bien équipée : un petit téléviseur, des boissons… Il ne refuserait pas une tasse de café.
— Dans la bouteille, là, dit Lightner.
— Vous lisez dans mes pensées ? dit Lark avec un petit rire.
— Disons que c’est l’heure du café, répondit Lightner avec un léger sourire sur les lèvres.
Il regarda Lark ouvrir la bouteille et prendre un gobelet dans la poche latérale. Le médecin versa le café fumant.
— Vous en voulez, Lightner ?
— Non merci. Avez-vous envie de me dire ce que votre ami Mitch Flanagan a découvert ?
— Pas particulièrement. Je ne le dirai qu’à Rowan. Elle m’a donné pour instruction de téléphoner à Ryan Mayfair de sa part, pour le financement des examens. Mais elle ne m’a pas parlé de communiquer les résultats à qui que ce soit. Elle a dit qu’elle me recontacterait dès que possible. Ryan Mayfair m’a annoncé qu’elle était peut-être malade, ou même morte.
— C’est la vérité.
— Je suis terriblement inquiet pour Rowan. Je n’ai pas été spécialement heureux de son départ et de son mariage. Qu’elle abandonne la médecine m’a autant surpris que si on m’avait annoncé la fin du monde. Elle a dû me le répéter un certain nombre de fois avant que je la croie.
— Je m’en souviens. Elle vous a souvent téléphoné en automne dernier. Votre désapprobation l’ennuyait énormément. Elle tenait à vous convaincre qu’elle ne renonçait pas à la médecine pour rien, mais au profit d’un objectif encore plus important, le projet de Mayfair Médical. Et elle voulait votre avis sur la création de ce centre.
— Si je comprends bien, vous êtes un de ses amis ? Je veux dire, en dehors du Talamasca ?
— Je pense que j’étais son ami. Mais je l’ai laissée tomber. Ou alors, c’est elle qui m’a laissé tomber. Je ne sais pas.
Il y avait de l’amertume dans la voix de Lightner, peut-être même un soupçon de colère.
— J’ai un aveu à vous faire, monsieur Lightner. J’ai longtemps cru que ce Mayfair Médical était un château en Espagne. Et puis j’ai fait ma petite enquête qui a révélé que la famille Mayfair a effectivement les moyens de créer un tel centre. J’ai eu tort de douter. Rowan est le meilleur chirurgien que j’aie jamais formé.
— Je le crois aisément. Vous a-t-elle dit quoi que ce soit à propos des spécimens ? Vous avez dit qu’elle vous a appelé de Genève le 12 février ?
— Je préfère en parler à Ryan, son plus proche parent. Et à son mari, pour voir ce que nous devons faire.
— Les spécimens ont dû en étonner plus d’un au Keplinger Institute. Pourriez-vous me dire ce qu’elle a envoyé exactement ? Était-elle en bonne santé quand elle vous a appelé ? Vous a-t-elle expédié des échantillons la concernant elle-même ?
— Oui, des prélèvements de sang et de tissus. Rien n’indique qu’elle ait été en mauvaise santé.
— Juste différente ?
— Oui, c’est le moins qu’on puisse dire.
Lightner hocha la tête. Il regarda dehors, vers ce qui semblait être un gigantesque cimetière rempli de petites maisons de marbre aux toits pointus. La circulation était fluide et la voiture accéléra. Tout avait un aspect miteux, presque disloqué. Mais Lark aimait ces grands espaces, où la circulation n’était pas bloquée comme à San Francisco.
— Lightner, ma situation est délicate. Je ne sais toujours pas si vous êtes son ami ou non.
Ils prirent une autre rampe de sortie et passèrent devant une église qui semblait dangereusement proche de la route. Tout avait l’air à l’abandon. Les choses bougeaient lentement ici. Le Sud. Une ville.
— Je sais tout cela, docteur Larkin. Je comprends. J’ai une certaine expérience des problèmes de confidentialité et d’éthique médicale, de bonnes manières et de décence. Pardonnez mon impatience. Nous ne sommes pas obligés de parler de Rowan maintenant. Si nous prenions un petit déjeuner à l’hôtel ? Qu’en dites-vous ? Et vous aimeriez peut-être faire une petite sieste ? Nous pouvons nous retrouver plus tard à la maison de First Street. La famille a tout prévu pour vous accueillir.
— Vous savez, cette histoire est des plus graves, dit soudain Lark.
La voiture s’arrêta devant un petit hôtel dont la porte était surmontée d’une marquise bleue. Un chasseur s’apprêtait à ouvrir la portière.
— J’en suis conscient, répondit l’Anglais. Mais elle est aussi très simple. Rowan a mis au monde cet enfant étrange. En fait, nous le savons tous deux, ce n’est pas un enfant. C’est l’homme qui l’accompagnait en Ecosse. Ce que nous voulons savoir, c’est s’il peut procréer. S’il peut se reproduire avec sa mère ou avec d’autres femmes. C’est là tout le problème, non ? S’il n’était qu’un simple mutant créé par des forces externes – des radiations ou une forme de capacité télékinésique – nous ne serions pas si inquiets, n’est-ce pas ? Il nous suffirait de le retrouver, de déterminer s’il retient Rowan contre son gré et de… le tuer. Peut-être.
— Vous savez tout, n’est-ce pas ?
— Non, pas tout. En tout cas, j’ai au moins une certitude : si Rowan a pris la peine de vous envoyer ces échantillons, c’est qu’elle craint que cette créature puisse procréer. Entrons dans l’hôtel. J’aimerais appeler la famille à propos de l’incident de Destin, et le Talamasca au sujet d’Erich Stolov. J’ai aussi un appartement dans cet hôtel. C’est en quelque sorte ma résidence à La Nouvelle-Orléans. Cet endroit me plaît.
— Allons-y !
Avant d’avoir atteint la réception, Lark regretta de n’avoir pris qu’une petite valise. Il avait l’impression de ne pas être près de quitter cet endroit. Il ressentait un mélange de menace et d’exaltation. Il aimait ce petit salon, l’amabilité des voix du Sud autour de lui et le grand Noir élégant dans l’ascenseur.
Oui, Rowan avait paru inquiète. Elle avait même dit quelque chose comme : « Si cette créature peut procréer… » Évidemment, il n’avait pas compris à quoi elle faisait allusion. De la part de n’importe qui, il aurait pris toute cette histoire pour un canular, mais de la part de Rowan Mayfair…
Enfin. Son estomac criait famine. Il réfléchirait plus tard.